Je récurais les fours et les fourneaux dans l'arrière salle ce soir là, pendant que ma petite Rosa faisait luire le parquet de l'échoppe. Je l'entendais qui fredonnait une vieille comptine de Stromgarde, entrecoupée de temps à autre par un silence qui laissait deviner ça et là une tache plus coriace sur le sol. Nous avions vendu pour presque cinq pièces d'or de pain et de patisseries, et c'est l'esprit et le coeur léger que nous nous acquittions du dur labeur de nettoyage routinier, avant de s'apprêter à fermer boutique.
J'étais en sueur, raclant par ci, récurant par là les taches d'huile et de gras dans les fourneaux, lorsque je l'entendis par le petit hublot d'aération. C'était une voix grave, une voix assurée qui martelait les mots les uns après les autres. Ces mots étaient durs, et frappaient le coeur avec la dureté de l'acier. L'air mélodieux de la chansonnette de ma petite Rosa eut tôt fait de s'estomper et je n'eus bientôt plus d'oreilles que pour cette voix là. Je lâchai ma brosse et grimpai prestement sur le grand fourneau. Là, j'approchai mon visage de l'ouverture circulaire du petit hublot, et je le vis.
C'était un homme de grande taille, arborant une armure dorée dont le scintillement changeait subtilement de ton sous la lumière des lanternes et de celle qui s'échappait des fenêtres, dans la lueur crépusculaire baignant la place publique du quartier commerçant. L'épaulière ! Un aigle aux ailes déployées ! Et son épée, une large et gigantesque lame à double tranchant, son épée, il la portait dans le dos. La peau mate de son visage contrastait avec le scintillement de son armure jaune et or. Un visage arborant une expression sévère, sauf les yeux... Oui, les yeux. Des yeux presque doux... non, froids... je ne saurais le dire... comme des yeux qui apaisent et qui jugent à la fois.
Au fur et à mesure qu'il parlait, les gens s'attroupaient autour de lui et les fenêtres des maisons s'entrebaillaient. J'espère que ma mémoire ne me fait pas défaut en retranscrivant une partie de ses paroles... mais comment les oublier ?
"Ne la voyez-vous pas ? Ne voyez-vous pas la guerre à vos portes ? Ne voyez-vous pas la guerre sur le seuil de vos maisons ? Ne sentez-vous pas l'odeur du sang dans l'air même de vos cités ?
Ils nous parlent de trêve. Quelle trêve ? Où sont-ils à présent, les fils que vous avez perdus ? Où sont-ils, les enfants que vous avez chéris, que vous avez vus grandir, que vous avez vus mourir au champ d'honneur ?"
J'entendis des pleurs éclater au milieu de l'attroupement.
"Je vais vous le dire. J'ai vu vos fils, votre propre chair, votre propre sang, mourir l'épée à la main sous les coups de nos ennemis. J'ai vu des enfants mourir en hommes. J'ai vu des enfants dont les corps mutilés ont servi de festin aux barbares de la Horde. Et ils vous parlent de trêve ? Quel mensonge plus terrible que celui permettant qu'une mère enterre son propre fils dans le déni ?"
D'autres pleurs.
"La trêve dont ils parlent, est-ce celle qui a permi à une parricide de prendre la tête de l'un de nos plus beaux ports ? Etes-vous rassurés de savoir que vos fils sont commandés au delà des mers par celle qui a préféré assassiner son propre père que faire face à nos ennemis ?
Ses mots frappaient et frappaient encore.
"Je vous le dis, peuple de Stormwind: aiguisez vos lames, polissez vos armures et n'écoutez plus les mensonges qu'ils vous donnent en pâture. Une trêve, disent-ils ? Maudits soient ceux qui l'ont proclamée. La guerre est à nos portes. La guerre est à nos portes. La guerre est à nos portes."
A ce moment là, le coeur serré, je le vis s'approcher d'une mère en larmes, tenant un foulard turquoise devant sa bouche pour étouffer ses sanglots. Il la regarda avec cette expression apaisante dans les yeux, et la prit dans ses bras. Le foulard tomba au sol et la femme se laissa aller contre lui, ses pleurs résonnant dans le crépuscule comme un écho.
Je fixai longuement, les yeux humides, le foulard bleu aux pieds de Rosa. C'était le foulard qu'elle avait brodé et offert à notre petit Sigur il y a cinq mois de cela, pour ses dix-neuf ans. Nous l'avons enterré la semaine dernière.
Extrait du journal du boulanger Spike, intitulé Discours de Gregor, un Gardien de l'Ordre